Dernièrement
une collègue et amie, Abby, m’a fait remarquer qu’une autre collègue,
Marie-Thérèse, trouvait que je devenais plus dure, que j’avais plus de
caractère. Il est vrai que je n’ai pas été particulièrement agréable avec
Marie-Thérèse depuis le mois dernier. J’ai cherché à en comprendre la raison,
afin de savoir ce qui avait changé en moi et de pouvoir adapter mon
comportement.
Marie-Thérèse
est une aide-soignante qui a toujours eu le don de tout mieux savoir que tout
le monde. Le fait que je sois infirmière n’y change rien, puisqu’elle agit
exactement de la même manière avec les médecins et les autres aides-soignantes.
Elle est corpulente pour ses 1m65. Elle a les cheveux gris et elle marche en
roulant des hanches. Elle a connu l’hôpital à l’époque où le personnel soignant
portait des chapeaux et la blouse réglementaire. Blouse qu’elle n’a d’ailleurs jamais
pu se résoudre à abandonner au profit de la tenue tunique-pantalon. Elle sait
donc tout et n’a plus rien à apprendre de personne. Mais ça a toujours été
comme ça.
Abby
m’a fait remarquer que depuis trois ans que je suis dans ce service, rien n’a
changé dans l’attitude de Marie-Thérèse. Je lui ai dit que c’était peut-être
devenu pire, que je le supportais certainement moins, que ce devait être ma
faute, que j’étais plus fatiguée et plus à cran. J’ai reconnu que c’était ma
faute, que je perdais patience. Afin de la rassurer, je lui ai dit que je tâcherai
de faire un effort à l’avenir. Abby m’a laissée, contente d’avoir pu me parler,
et j’ai continué à m’interroger.
Qu’est-ce
qui avait donc à ce point changé pour que je ne supporte plus Marie-Thérèse ?
J’ai
refait un rapide tour d’horizon de nos derniers jours ensemble. Son manque de
zèle flagrant et son attitude infantilisante et dénigrante à mon égard m’ont
paru plus appuyés que d’habitude, ce qui aurait pu expliquer mon énervement.
Son refus de m’écouter quand je lui demande de faire quelque chose également.
Et puis
le voile s’est levé, tout doucement, tout simplement. Ses dernières
déclarations sur la crise, sur le fait que les étrangers volaient le travail des
Français. Ses déclarations racistes et homophobes, ma capacité à quitter
l’office ou à faire comme si j’étais sourde quand elle parle ainsi. Mon
énervement, mon sentiment de révolte et d’horreur. Tout est revenu. C’est son
intolérance qui me gêne plus que son travail. Son intolérance et sa manière de
faire savoir à tout le monde qu’elle est raciste, homophobe et sexiste.
Mais,
elle a toujours été comme ça depuis que je l’ai rencontrée. Elle a voté Le Pen
puis Sarkozy. Elle dit que je ne suis qu’une gamine quand je prône les valeurs
de la République.
Elle se moque de mes idées et de mes idéaux alors je me tais
maintenant, je la laisse parler et je pars.
Et là
j’ai pensé à Zora et j’ai réellement compris. J’ai perdu ma patience quand j’ai
perdu Zora. Zora était française, plus lyonnaise que je ne le serais jamais.
Née à Lyon, élevée toute sa vie en périphérie, mariée ici puis propriétaire
dans la région. Zora était une femme de quarante ans, bien en chair avec un
sourire à faire fondre les défenses de n’importe qui. Zora était encore plus
petite que Marie-Thérèse et pourtant tellement plus grande… Zora était
française mais de père et de mère algériens…
Zora
était LA Zora de
la chanson de Céline Dion.
J’ai
grandi rien qu’en écoutant et en observant Zora. Elle m’a appris ce qu’elle
connaissait de la vie, sa philosophie et sa douceur, sa sensibilité et son dévouement.
Zora m’a parlé aussi ; de son mariage forcé en Algérie, de sa nuit de
noces qui a été un viol, de ce mari qu’elle a appris à aimer parce que sa sœur
avait déjà divorcé du sien. Elle m’a permis de rencontrer ses quatre enfants,
ses plus belles réussites comme elle disait. Elle m’a appris à être meilleure.
Zora
n’avait pas une once de méchanceté en elle. Elle ne comprenait pas que l’on
puisse dire des paroles choisies avec le désir avoué de blesser. Elle se
sentait coupable dès que quelqu’un se sentait agressé par ses actes ou ses
propos. Ce qui n’arrivait jamais. Elle avait tout d’un bouddha mais dans le
corps d’une femme.
J’ai vu
Zora masser le dos d’une femme qui me disait qu’elle avait voté pour le Front
National parce qu’elle ne supportait plus tous ces étrangers. J’ai vu son
visage rester impassible alors que j’allais m’énerver et remettre cette femme à
sa place. J’ai vu son sourire et son hochement de tête par-dessus le corps de
cette patiente et j’ai su qu’elle comprenait mon indignation, mais qu’elle
refusait que je dise quoi que ce soit. Elle a continué de faire parler cette
femme et l’a laissée s’expliquer. J’ai été tellement surprise et révoltée par
ce qui se passait dans cette chambre que je suis restée sans voix. Quand nous
sommes sorties de la pièce, elle m’a dit que ça n’avait aucune importance, que
les Hommes étaient comme cela, qu’il ne fallait pas que je me mette dans des
états pareils.
Zora
était ainsi, elle prônait la non-violence et le respect des différences même
dans leur total extrémisme. Elle a été prise à partie un jour, dans la rue, par
une raciste qui lui a dit qu’elle volait le travail des Français et qu’elle
ferait mieux de rentrer chez elle. Tout cela alors qu’elle faisait simplement ses courses
avec sa fille de 6 ans. Elle n’a pas réagi et l’a laissée l’insulter jusqu’à ce
que deux jeunes badauds de 17-18 ans prennent sa défense. Elle est partie en
les remerciant d’un sourire parce que cette femme commençait à être violente
physiquement à son égard.
Zora me
manque. Son sourire me manque. Sa gentillesse, sa philosophie de la vie, son
absolue certitude que le monde peut être changé avec un simple sourire
accompagné d’une dose d’écoute.
Zora
qui me permettait de supporter Marie-Thérèse. Notre Ange face à ce Démon. Ma
bouffée d’oxygène, ma force, mon modèle, mon incarnation de l’éthique du soin.
Elle
est partie il y a quelques mois et elle ne reviendra pas. Un cinquième enfant,
non désiré mais qui trouvera pourtant sa place dans sa famille. Des études
d’infirmière qu’elle ne fera donc jamais. Un permis qu’elle ne trouvera pas le
temps de passer. Certains diront une vie gâchée et même si au début je n’ai pu
m’empêcher de penser cela, je sais aujourd’hui que sa vie ne pourra jamais être
gâchée.
Tu me
manques Zora. Marie-Thérèse m’énerve. Pourquoi perd-t-on toujours les
meilleurs ? Tu avais encore tellement de choses à m’apprendre. Comment
vais-je faire pour résister, pour supporter ? Comment dois-je réagir sans
toi ? Comment puis-je garder mon sang froid et mon calme ? Comment
tenter de te ressembler ?
Tu me
manques Zora parce que mon sourire ne sera jamais aussi lumineux que le tien.
Isabelle B. Price (17 Janvier 2009)
Pour comprendre cet article, on est obligé de faire un
effort et de regarder le clip de Céline Dion « Zora Sourit ».
Les prénoms ont volontairement été modifiés dans un souci d’anonymat et
de respect de la vie privée.
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