mercredi 14 décembre 2011

"Zora Sourit"




Dernièrement une collègue et amie, Abby, m’a fait remarquer qu’une autre collègue, Marie-Thérèse, trouvait que je devenais plus dure, que j’avais plus de caractère. Il est vrai que je n’ai pas été particulièrement agréable avec Marie-Thérèse depuis le mois dernier. J’ai cherché à en comprendre la raison, afin de savoir ce qui avait changé en moi et de pouvoir adapter mon comportement.

Marie-Thérèse est une aide-soignante qui a toujours eu le don de tout mieux savoir que tout le monde. Le fait que je sois infirmière n’y change rien, puisqu’elle agit exactement de la même manière avec les médecins et les autres aides-soignantes. Elle est corpulente pour ses 1m65. Elle a les cheveux gris et elle marche en roulant des hanches. Elle a connu l’hôpital à l’époque où le personnel soignant portait des chapeaux et la blouse réglementaire. Blouse qu’elle n’a d’ailleurs jamais pu se résoudre à abandonner au profit de la tenue tunique-pantalon. Elle sait donc tout et n’a plus rien à apprendre de personne. Mais ça a toujours été comme ça.

Abby m’a fait remarquer que depuis trois ans que je suis dans ce service, rien n’a changé dans l’attitude de Marie-Thérèse. Je lui ai dit que c’était peut-être devenu pire, que je le supportais certainement moins, que ce devait être ma faute, que j’étais plus fatiguée et plus à cran. J’ai reconnu que c’était ma faute, que je perdais patience. Afin de la rassurer, je lui ai dit que je tâcherai de faire un effort à l’avenir. Abby m’a laissée, contente d’avoir pu me parler, et j’ai continué à m’interroger.

Qu’est-ce qui avait donc à ce point changé pour que je ne supporte plus Marie-Thérèse ?

J’ai refait un rapide tour d’horizon de nos derniers jours ensemble. Son manque de zèle flagrant et son attitude infantilisante et dénigrante à mon égard m’ont paru plus appuyés que d’habitude, ce qui aurait pu expliquer mon énervement. Son refus de m’écouter quand je lui demande de faire quelque chose également.

Et puis le voile s’est levé, tout doucement, tout simplement. Ses dernières déclarations sur la crise, sur le fait que les étrangers volaient le travail des Français. Ses déclarations racistes et homophobes, ma capacité à quitter l’office ou à faire comme si j’étais sourde quand elle parle ainsi. Mon énervement, mon sentiment de révolte et d’horreur. Tout est revenu. C’est son intolérance qui me gêne plus que son travail. Son intolérance et sa manière de faire savoir à tout le monde qu’elle est raciste, homophobe et sexiste.

Mais, elle a toujours été comme ça depuis que je l’ai rencontrée. Elle a voté Le Pen puis Sarkozy. Elle dit que je ne suis qu’une gamine quand je prône les valeurs de la République. Elle se moque de mes idées et de mes idéaux alors je me tais maintenant, je la laisse parler et je pars.

Et là j’ai pensé à Zora et j’ai réellement compris. J’ai perdu ma patience quand j’ai perdu Zora. Zora était française, plus lyonnaise que je ne le serais jamais. Née à Lyon, élevée toute sa vie en périphérie, mariée ici puis propriétaire dans la région. Zora était une femme de quarante ans, bien en chair avec un sourire à faire fondre les défenses de n’importe qui. Zora était encore plus petite que Marie-Thérèse et pourtant tellement plus grande… Zora était française mais de père et de mère algériens…

Zora était LA Zora de la chanson de Céline Dion.

J’ai grandi rien qu’en écoutant et en observant Zora. Elle m’a appris ce qu’elle connaissait de la vie, sa philosophie et sa douceur, sa sensibilité et son dévouement. Zora m’a parlé aussi ; de son mariage forcé en Algérie, de sa nuit de noces qui a été un viol, de ce mari qu’elle a appris à aimer parce que sa sœur avait déjà divorcé du sien. Elle m’a permis de rencontrer ses quatre enfants, ses plus belles réussites comme elle disait. Elle m’a appris à être meilleure.

Zora n’avait pas une once de méchanceté en elle. Elle ne comprenait pas que l’on puisse dire des paroles choisies avec le désir avoué de blesser. Elle se sentait coupable dès que quelqu’un se sentait agressé par ses actes ou ses propos. Ce qui n’arrivait jamais. Elle avait tout d’un bouddha mais dans le corps d’une femme.

J’ai vu Zora masser le dos d’une femme qui me disait qu’elle avait voté pour le Front National parce qu’elle ne supportait plus tous ces étrangers. J’ai vu son visage rester impassible alors que j’allais m’énerver et remettre cette femme à sa place. J’ai vu son sourire et son hochement de tête par-dessus le corps de cette patiente et j’ai su qu’elle comprenait mon indignation, mais qu’elle refusait que je dise quoi que ce soit. Elle a continué de faire parler cette femme et l’a laissée s’expliquer. J’ai été tellement surprise et révoltée par ce qui se passait dans cette chambre que je suis restée sans voix. Quand nous sommes sorties de la pièce, elle m’a dit que ça n’avait aucune importance, que les Hommes étaient comme cela, qu’il ne fallait pas que je me mette dans des états pareils.

Zora était ainsi, elle prônait la non-violence et le respect des différences même dans leur total extrémisme. Elle a été prise à partie un jour, dans la rue, par une raciste qui lui a dit qu’elle volait le travail des Français et qu’elle ferait mieux de rentrer chez elle. Tout cela  alors qu’elle faisait simplement ses courses avec sa fille de 6 ans. Elle n’a pas réagi et l’a laissée l’insulter jusqu’à ce que deux jeunes badauds de 17-18 ans prennent sa défense. Elle est partie en les remerciant d’un sourire parce que cette femme commençait à être violente physiquement à son égard.

Zora me manque. Son sourire me manque. Sa gentillesse, sa philosophie de la vie, son absolue certitude que le monde peut être changé avec un simple sourire accompagné d’une dose d’écoute.

Zora qui me permettait de supporter Marie-Thérèse. Notre Ange face à ce Démon. Ma bouffée d’oxygène, ma force, mon modèle, mon incarnation de l’éthique du soin.

Elle est partie il y a quelques mois et elle ne reviendra pas. Un cinquième enfant, non désiré mais qui trouvera pourtant sa place dans sa famille. Des études d’infirmière qu’elle ne fera donc jamais. Un permis qu’elle ne trouvera pas le temps de passer. Certains diront une vie gâchée et même si au début je n’ai pu m’empêcher de penser cela, je sais aujourd’hui que sa vie ne pourra jamais être gâchée.

Tu me manques Zora. Marie-Thérèse m’énerve. Pourquoi perd-t-on toujours les meilleurs ? Tu avais encore tellement de choses à m’apprendre. Comment vais-je faire pour résister, pour supporter ? Comment dois-je réagir sans toi ? Comment puis-je garder mon sang froid et mon calme ? Comment tenter de te ressembler ?

Tu me manques Zora parce que mon sourire ne sera jamais aussi lumineux que le tien.


Isabelle B. Price (17 Janvier 2009)



Pour comprendre cet article, on est obligé de faire un effort et de regarder le clip de Céline Dion « Zora Sourit ».



Les prénoms ont volontairement été modifiés dans un souci d’anonymat et de respect de la vie privée.

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