Je suis une gentille fille. Je
n’ai rien d’une bad girl. Sans me vanter, je suis le genre de nana que vous
présentez sans problème à votre famille après le briefing de base essentiel où
il faut me rappeler que non, on ne parle pas de cancer en plein milieu du
repas, et que non, on ne se lance pas dans un exposé sur l’importance de
l’égalité des droits pour les LGBT au café. Mais à part ces deux tous petits
défauts, je ne suis pas très loin de ce que beaucoup considèrent comme une
belle-fille tout à fait acceptable. Pas idéale, n’exagérons pas non plus. Mais
acceptable. La présentation aux amis est par contre bien moins dans mes cordes
tant je suis mesurée, un peu trop sérieuse et ennuyeuse sur les bords. Je gère
beaucoup moins bien cet aspect-là. J’ai plus de difficultés. Il me manque ce
petit grain de folie et ce « lâcher prise » qui me permettraient
d’être à l’aise. Je suis toujours à côté de la plaque avec les amis mais ce
n’est pas grave, je gère la famille après tout. Ce n’est rien qu’un autre de
mes petits défauts, ni plus ni moins.
Et pourtant, aujourd’hui, pour la
première fois depuis bien longtemps, pour la première fois depuis le week-end
dernier en fait, j’ai fait un truc totalement impulsif, absolument pas
professionnel et terriblement égoïste. En même temps, c’est moi quoi. Cela
signifie que personne n’a été en danger, personne n’a rien remarqué et ceux à
qui je l’ai dit ont considéré que c’était parfaitement naturel. Il n’empêche
qu’à mon niveau, c’était un truc de dingue comme diraient mes frères.
J’ai quitté en avance une réunion
professionnelle qui n’était pas terminée pour rejoindre ma copine et profiter
d’elle une petite heure avant le départ de mon train. Un truc de dingue puisque
je vous le dis ! J’ai planté tout le gratin des spécialistes en
cancérologie, soit des cancérologues, des chirurgiens et un nombre
impressionnant de professeurs en médecine, qui n’avaient pas besoin de moi pour
s’en sortir, je vous l’accorde. Ils n’ont même pas remarqué ma présence donc encore
moins mon absence. Et j’ai fait tout cela parce que la femme que j’aime m’a
envoyé un texto en me disant qu’elle avait une réunion à 15 minutes de
l’endroit où je me trouvais.
Je sais ce que vous allez dire.
La plupart des gens normaux ont fait ça à 14-15 ans ou au lycée ou encore
mieux, à la fac. Oui mais non. Comme je vous l’ai déjà expliqué, je suis une
fille gentille. Je n’aurais jamais fait ça à cette époque-là. Encore
aujourd’hui, je me suis surprise moi-même. Cette femme géniale que j’adore arrivera-t-elle
à me rendre impulsive et intéressante ? Seul l’avenir nous le dira.
J’ai pris Helena Peabody comme
alibi, faisant croire qu’elle avait besoin de moi pour retrouver la Gare de Lyon. Comme si
j’étais une spécialiste du métro parisien ? C’est plutôt la femme de ma
vie qui nous dirigeait le week-end précédent parce que je n’avais même pas
envie de comprendre comment ça fonctionnait. Et puis c’était trop classe de la
suivre partout, sans me poser la moindre question. Bref, peu importe, juste
pour dire que j’étais aussi utile à Helena que l’appendice l’est au colon.
Bien évidemment, quand mes
collègues infirmiers m’ont demandé si moi aussi je prenais le train maintenant,
impossible de mentir. Faut pas pousser le bouchon trop loin non plus. Helena
était la raison officielle mais la raison officieuse était tellement belle que
je n’ai pas vu le moindre intérêt de la cacher. J’ai donc répondu que non, mon train
partait une heure plus tard mais que je quittais la réunion maintenant tout de
suite parce que j’étais amoureuse et que j’allais rejoindre la femme de mes
rêves. Je pense avoir été convaincante au vu du « t’as bien raison »
que j’ai récolté.
J’ai presque volé jusqu’au métro
et plané durant tout le trajet. Je n’arrêtais pas de sourire bêtement et Helena
m’a gardée un tout petit peu concentrée jusqu’au lieu de la rencontre. Arrivée
à la gare, très égoïstement, j’ai planté ma collègue-amie-binôme en plein
milieu des milliers de voyageurs et, sans un remord, j’ai foncé à la rencontre
de la seule personne qui m’importait.
C’est nul des retrouvailles au
milieu d’une gare, un soir de week-end de trois jours avec des gens partout et
des valises à escalader et des slaloms à effectuer. C’est super dur de se
dépêcher, de bousculer tout le monde et de courir à la rencontre de celle qui
vous attend en regardant partout. Mais c’est magnifique le sourire de celle qui
fait battre votre cœur quand elle vous voit enfin en face d’elle. Et c’est
sublime un baiser de retrouvailles au milieu d’une gare bondée. En résumé, tout
cela, c’est inoubliable.
On a volé une heure. Une heure.
Comme des gamines, on s’est réfugiées dans un petit coin, derrière un mince
arbuste qui ne nous dissimulait même pas, pour s’embrasser et avoir
l’impression d’être seules au monde. Retrouver le goût de ses lèvres, la
douceur de sa peau, la finesse de ses cheveux, son odeur si fruitée, c’était
grisant. J’ai presque eu l’impression de maîtriser le temps puisque nous avons
réussi à nous voir alors que nous ne le devions pas. Et pourtant, la montre
tournait. L’heure fatidique est arrivée plus vite que prévue. Je suis montée
dans le train, presque à la bourre, et j’ai quitté sa ville.
Le problème ? Mon absence
totale de remords. C’était trop bon. Si c’était à refaire, je le referais
sans hésiter. Et pourtant, c’était pas professionnel, loin de là. Helena m’a
dit que je devais être égoïste et apprendre à vivre pour moi. Je commence tout
juste à le faire et je dois avouer que c’est totalement délicieux.
Isabelle B. Price (21
Mai 2010)
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