Je
rentre de l’hôpital et se faisant, j’ai eu envie de vous parler. Rentrer de
l’hôpital, je le reconnais, c’est assez naturel quand on est infirmière en CHU,
ça n’a rien d’exceptionnel. Sauf qu’aujourd’hui je n’ai pas porté de blanc
comme d’habitude, aujourd’hui j’y étais en simple visite.
Il y a
trois jours j’ai accueilli un ancien patient, que nous baptiserons juste
Monsieur. Je vais vous épargner les détails techniques et déprimants. Il faut
juste savoir que cet homme a été opéré d’un cancer colique il y a cinq ans de
cela et qu’il est aujourd’hui en parfaite forme pour ses 76 ans. Ses scanners
ne montrent aucune récidive et il est simplement revenu pour une cure d’éventration,
parce que comme l’explique tout naturellement sa femme : « quand
il est rentré, il n’a rien écouté et il a jardiné et porté toutes les affaires,
comme avant ». Il y a des gens, comme ça, ni la maladie ni les
consignes des blouses blanches n’en viennent à bout.
Quand
je l’ai accueilli il y a trois jours, j’ai dû l’installer dans le service
voisin par manque de place dans le nôtre. Je l’ai écouté parler plus que je
n’ai mené d’entretien. De toute manière mon dossier n’avait pas besoin de plus
de renseignements, à quoi bon, je savais tout. Et puis il avait tellement
besoin de parler que je me suis contentée de l’écouter. Avant de l’installer
dans cet autre service, je lui ai promis de repasser le voir. J’avais pensé au
vendredi, avant mes vacances, mais voilà le vendredi est arrivé, avec sa charge
de travail, sa réunion, ses courses à faire, bref je n’ai pas trouvé le temps.
Donc ce samedi, je me suis levée avec l’assurance que j’irai le voir, sur mon
repos, le premier jour de mes vacances. Je suis ainsi allée là où je passe plus
de la moitié de ma vie, un bâtiment ancien, décrépi, délavé et difficile
d’accès qui est coincé entre plusieurs constructions récentes.
J’ai
frappé à la porte de la chambre, pas tellement sûre que ce soit la bonne ;
j’ai une mémoire sélective, principalement en ce qui concerne les chiffres. Je
pensais qu’il s’agissait de la 26 mais une fois devant la porte, la 26 ne
correspondant pas à la notion d’espace que j’avais, j’ai donc opté pour la 36,
qui s’est avérée être la bonne.
J’ai
passé discrètement la tête par l’entrebâillement de la porte car je refusais de
le déranger en présence de sa famille. Parce que, que suis-je, moi ? Une
infirmière qui l’a accueilli, une étrangère, une de ces autres, rien de plus.
Et le fait que nous habitions la même ville, que j’ai récupéré le cactus qu’il
nous avait offert de peur qu’il ne meure durant la réfection du service, le
fait qu’il pense me connaître ne font pas de moi quelqu’un de différent. Je ne
suis qu’une femme qui porte une blouse blanche dans un immense hôpital. Et
quand je ne la porte pas, je ne suis qu’une visite de plus, sans même le lien
familial.
Aussi
incroyable que cela puisse paraître, il m’a tout de suite reconnue. J’ignore si
c’est mon sourire ou ma coiffure en bataille, si c’est mon silence ou mon hésitation,
si c’est ma gêne ou bien mon malaise. Quoi qu’il en soit il m’a souri et m’a
fait signe de m’approcher. Je crois qu’il ne se rappelle pas de mon prénom, il
ne connaît même pas mon nom ; je ne le dis jamais mon nom de famille, il
ne signifie rien. Mais j’ai lu dans ses yeux le plaisir. Il m’a demandé ce que
je faisais là, habillée comme ça. Je lui ai répondu que je lui avais fait une
promesse et que j’essaie de toujours tenir mes promesses. Je lui ai expliqué en
toute simplicité que je ne travaillais pas et que j’en avais profité pour venir
le voir.
Dire
qu’il a été touché est un euphémisme je pense. Seulement je ne pense pas qu’il
ait été touché autant que je l’aie été moi-même. Si la vie m’avait donné
l’occasion de connaître mes deux grands-pères, j’aurais souhaité, rêvé, qu’ils
lui ressemblent. Si j’avais eu la chance de connaître mes deux grands-pères, ça
aurait sans doute été leurs histoires que je serais en train d’écrire en ce
moment. Oui mais voilà ils ne sont plus là, c’est donc l’histoire de cet homme
que je vais vous conter.
Un
morceau choisi, parce qu’en une heure de conversation, je n’ai que peu parlé.
Mais cela ne m’a pas dérangée, j’aime écouter, j’ai toujours aimé les
histoires. Je crois que ça a commencé très jeune, avec les contes que me lisait
ma mère. En grandissant j’ai continué à découvrir des histoires grâce à la
lecture et à la télévision. Pas la peine de demander, non, je n’ai jamais aimé l’Histoire,
la matière comme on nous l’enseigne à l’école ; il fallait apprendre
toutes ces dates par cœur et ça, je n’aime pas.
Vous
pouvez penser que ce qui va suivre est faux. Vous pouvez penser qu’il l’a
inventé ou que je l’ai inventé. Peu m’importe. C’est sa vérité et c’est maintenant
devenu ma vérité.
Avant
de commencer, il faut savoir que cet homme, « fils de fermiers »
comme il dit, a réussi dans la vie parce qu’il était ouvrier qualifié ; il
traitait le cuir à une époque où cela voulait encore dire quelque chose et
d’après ce que j’ai cru comprendre, il a très bien réussi. Il possède plusieurs
maisons, il vit aisément mais simplement.
L’histoire
débute à l’époque de la création du barrage. (Ne me demandez pas de quel
barrage il s’agit. Je ne suis pas de la région mais quand les gens me parlent,
ils sont persuadés que je sais de quel événement local datant de plus de 30 ans
ils me causent). Le fils Machin avait un café qui marchait très bien avant qu’on
ne construise le barrage. Mais une fois ce fameux barrage achevé, les affaires
sont allées de mal en pis. Il s’est retrouvé avec des dettes, beaucoup de
dettes et a demandé à son père de se porter garant pour lui.
Un
jour, le père en question est passé devant le magasin de mon Monsieur et lui a
dit « tu es un honnête travailleur ». Il lui a ensuite demandé s’il ne
voulait pas acheter sa maison. Mon Monsieur lui a répliqué que s’il était passé
pour se moquer de lui, il n’avait qu’à repartir. Là, le vieil homme a fondu en
larmes et lui a expliqué que sa maison allait être vendue aux enchères et qu’il
allait de ce fait se retrouver à la rue. Il a tout raconté, les dettes de son
fils, les difficultés, tout. Mon Monsieur l’a écouté puis a fini par rentrer
chez lui pour aller voir sa femme. Il lui a dit qu’il allait racheter cette
maison. Sa femme lui a soufflé dans les oreilles « comme avec ces
trompettes, tu sais, ces grosses trompettes » (j’ai vu les trompettes,
vous voyez les trompettes). Elle lui a dit qu’ils ne pouvaient pas se le permettre,
d’autant qu’ils n’avaient pas pu faire de crédit pour leur maison.
Mon
Monsieur n’a rien voulu entendre. Il s’est rendu à la banque, qui a refusé de
lui prêter l’argent. Il est reparti et s’est rendu chez le voisin, monsieur
Bidule, un fils célibataire riche. Il lui a expliqué que la maison de Machin
allait être vendue aux enchères et qu’il voulait la racheter. Mais la banque
refusait de lui prêter l’argent. Le fils Bidule a ri aux éclats « Ils
refusent de te prêter l’argent ?! Avec ton magasin et tes deux
maisons ? Alors je me porterai garant pour toi ». Ils sont ainsi retournés
à la banque qui a allongé l’argent. Mon Monsieur est rentré chez lui pour
parler à sa femme qui avait compris qu’il ne changerait pas d’avis et avait
donc décidé de le soutenir.
Ils
sont allés chez le notaire. Il a acheté la maison. Et quand le notaire lui a
demandé ce qu’il comptait en faire, il a tout simplement déclaré qu’il laissait
le précédent propriétaire, le vieil homme et son épouse l’habiter. Sans loyer,
ni contrepartie. Ils devaient juste payer l’eau et l’électricité. Ils y sont
restés jusqu’à leur mort m’a dit mon Monsieur en souriant, « Jusqu’à leur
mort. Et après tu sais ce que m’a demandé leur fils ? À rester lui
aussi. »
Je me suis
dit quel toupet ce petit con (bien plus âgé que moi, certes, mais quand même).
Ruiner ses parents, les foutre à la rue et ensuite demander à bénéficier de la
générosité du voisin. Mon Monsieur m’a dit qu’il avait refusé et qu’il avait
offert la maison à sa fille aînée.
J’en
avais les larmes aux yeux. Je crois que vous n’imaginez pas à quel point cette
histoire m’a redonné confiance en l’être humain. Ça a eu le même effet sur moi
que la fois où cet homme d’un âge presque similaire m’avait montré une photo de
lui en noir et blanc en m’expliquant que c’était à l’époque où il avait fui
dans le maquis parce que les Allemands voulaient le tuer.
Cette
histoire m’a donné l’impression que nous ne savons plus, aujourd’hui, ce qu’est
la vie, ou que nous l’avons oublié. Je suis désormais garante de cette histoire
car je l’ai écoutée et je viens de vous la faire partager. Mais qui,
aujourd’hui ou dans 20 ans, croira encore qu’une telle chose est
possible ?
Je fais
un métier qui me fait voir le pire des hommes. Je vois leur lâcheté, leurs
peurs, leurs craintes, leurs souffrances, leurs désirs, leurs rêves inachevés,
leurs capacités de manipulation. Et parfois, au milieu de tout cela, parfois
ressortent des instants aussi magiques qu’un samedi pluvieux et gris, passé
assise sur l’accoudoir d’un fauteuil délavé et déchiré, à écouter un vieil homme
allongé et perfusé vous raconter qu’il a fait cela parce qu’il fallait le
faire, simplement parce qu’il fallait le faire.
Alors
je dis merci. Merci Monsieur de m’avoir raconté votre histoire, de m’avoir
rappelé pourquoi j’ai choisi ce métier, de m’avoir redonné confiance en moi, en
nous. Merci. Parce que grâce à vous je n’ai pas seulement retrouvé le courage
qui me manque depuis quelques semaines pour continuer dans cette voie, mais
aussi car j’ai également pris conscience que le jour où je ne verrai plus cette
beauté qui irradie de certaines personnes que je croise et que je côtoie, il
sera temps pour moi de changer de voie.
Merci
d’avoir croisé ma modeste route, Monsieur…
Merci…
Isabelle B. Price (30 Novembre 2008)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire