Il y a des instants qui possèdent
une force terrible pour tous. Que l’on soit un homme ou une femme, un gay ou une
hétéro, un Noir ou une Blanche. Des instants qui restent gravés en vous comme
au fer rouge et qui laissent une emprunte indélébile que seul le temps arrive à
apaiser un peu.
Embrasser la personne que l’on
aime sur le quai d’une gare fait partie de ces instants.
J’ai toujours été une fille
timide, introvertie, silencieuse quand on ne me connaît pas et au contraire
bavarde à tuer quand on me connaît. J’ai appris à observer parce que mon métier
le voulait, mais j’ai appris à observer ce qui m’intéresse et à me détourner de
ce qui n’a pas la moindre importance pour moi. Non je ne sais pas ce que
portait telle personne que je viens de croiser et à qui je viens de dire
bonjour. Mais oui, ce blondinet vient de partager son gâteau pour en donner la
moitié à sa petite sœur qui vient de faire tomber le sien.
Quand je prenais le train, ce qui
ne m’arrivait que très rarement puisque je suis une fille indépendante
propriétaire d’une superbe voiture bleue, j’aimais beaucoup observer les gens
sur le quai de la gare. Tous ces gens, d’horizons et d’âges différents qui se
séparaient sur le quai, ça avait quelque chose de beau et de fascinant. Bien
sûr, vous aviez les fausses séparations qui ne revêtaient pas cette importance
de fin du monde. Mais, la plupart du temps, vous aviez les vraies séparations.
Celles où les couples s’agrippent pour tenter de ne faire plus qu’un, encore
une seconde, une minute, une éternité. Ces baisers qui semblent dire « tu
es mon tout » et scellent les lèvres de ceux qui les échangent.
Je trouvais ça beau. Terriblement
romantique, loin de tout côté dépressif. Comme si ces au revoirs ne pouvaient
déboucher ensuite que sur des retrouvailles. Comme si je savais que ces gens
étaient plus forts que la distance qui allait les séparer. Je suis une rêveuse
et ils me donnaient l’occasion de rêver en les observant.
Je n’avais jamais vécu de
séparation sur un quai de gare. Ou plus exactement, je n’avais jamais vécu de
séparation sur un quai de gare avec la personne que j’aime.
Tout a une première fois.
Ma première fois a été
terriblement belle même si elle se teintait d’un déchirement qui m’a donné
envie de ne pas monter dans le train qui devait m’éloigner de cette femme qui
est devenue en l’espace d’un sourire et d’un regard, tout mon univers.
Je ne suis pas particulièrement
une fille démonstrative comme je ne suis pas non plus une fille qui se cache.
J’aime les justes milieux. Il faut juste que je me sente à l’aise et en
confiance. Le quai d’une gare parisienne n’est pas franchement l’endroit où je
me sens le plus en confiance. Elle m’accompagnait jusqu’à ma voiture en me
tenant la main. Je traînais ma valise de l’autre côté. Je vivais intensément
ces dernières secondes avec elle quand nous sommes arrivées à destination. J’ai
regardé le wagon, déconfite. Déjà. C’était pourtant le dernier sur quinze.
Comme si la SNCF
avait pris en compte cette nécessité de me laisser du temps.
Je me suis tournée vers elle en
haussant les épaules, vaincue. Je ne savais pas quoi dire. Je ne savais pas
quoi faire. J’étais triste de la quitter, tout simplement. Et là, elle a trouvé
exactement ce qu’il fallait faire. Elle a abandonné ma main et m’a prise dans
ses bras en me serrant très fort. J’ai planté ma valise à roulettes sur le quai
et je l’ai collée un peu plus contre moi en passant à mon tour mes bras autour
d’elle.
C’était bon. C’était doux.
C’était l’univers entier à ma portée.
J’ai fermé les yeux. J’ai appuyé
ma joue sur ses cheveux. J’ai respiré son parfum. Je me suis dit que je ne
pourrais jamais la quitter. Elle s’est alors légèrement écartée de moi
m’obligeant à revenir sur le quai de cette gare et à ouvrir les yeux. Quand je
me suis perdue dans son regard, j’ai compris que je n’avais qu’à la suivre,
qu’elle savait exactement ce qu’elle faisait.
Elle s’est avancée vers moi et
m’a embrassée. Le plus beau baiser d’au revoir que je connaisse. Pas un baiser
d’adieu. Un baiser d’au revoir qui dit à quel point l’autre est important, à
quel point on lui fait confiance, on se fait confiance, qu’on sait d’avance que
l’on va bientôt se retrouver et que rien n’aura changé. J’ai savouré ce baiser
comme le cadeau que c’était.
Quand elle m’a serrée une
nouvelle fois dans ses bras en me disant qu’elle n’avait pas envie de me
laisser partir, j’ai une nouvelle fois apprécié de pouvoir tenir son corps
chaud contre moi. J’ai apprécié de retrouver cette intimité qui nous est propre
et le naturel avec lequel nos corps s’emboîtent. J’ai repris la même position
que quelques instants plus tôt.
Au moment où j’allais fermer les
yeux, j’ai vu trois femmes nous observer à deux mètres à peine. Elles ouvraient
de gros yeux ronds et se parlaient, tout bas et tout doucement, l’air
visiblement outrées. La femme que j’aimais était contre moi et m’expliquait combien
je comptais pour elle quand ces deux réalités se sont télescopées d’un coup.
J’avais oublié. Nous étions deux
femmes, sur le quai d’une gare, qui se disent au revoir.
J’ai regardé ces trois personnes
et j’ai souri. Quand j’ai vu passer le contrôleur et que j’ai entendu l’annonce
résonner, c’est moi qui me suis reculée pour lui voler un dernier baiser.
Et puis j’ai fait ce que toute
passagère se doit de faire. Je suis montée dans le train.
Sur le coup, j’ai regretté d’y
être montée dans ce train et de l’avoir laissée sur le quai de cette gare. Je
me suis maudite d’avoir dû la laisser.
Mais aujourd’hui que je suis loin
d’elle. Je pense à la prochaine fois qu’on se reverra. À ces retrouvailles sur
le quai d’une autre gare. À son corps contre le mien. À son parfum si frais et
tellement elle. À son sourire confiant et ses yeux rieurs.
Et à cet autre baiser sur le quai
d’une gare qui sera si différent et qui aura pourtant exactement le même sens.
Isabelle B. Price (19
Mai 2010)
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